La petite sirène

2011

Pièce sonore réalisée au dictaphone et transférée sur CD, éditions réalisées en photocopies.

Je dois retourner à la mer, celle qui m’a vue naître, à laquelle j’appartiens.
 
 


 
2.29 mn
D’après mes souvenirs
 
Au goûter d’anniversaire, l’amie chez qui nous passions l’après-midi était fière de nous dire qu’elle avait la cassette vidéo de La Petite Sirène, la vraie, pas celle de Walt Disney, celle où la petite sirène meurt à la fin. J’avais sept ans et j’avais perdu mon père depuis peu. La mort était quelque chose qui faisait complètement partie de ma vie d’enfant. Elle avait emporté ce père que j’aimais tant. Ayant senti l’intérêt que je portais à cette histoire tragique et que je n’avais encore jamais vue, la mère de Fanny m’en fit une copie. J’ai regardé cette cassette chaque mercredi que Dieu a fait, jusqu’à mes dix ans.
 
Le salon de la villa Sainte-Thérèse. Sa moquette vert bouteille. Je sors la cassette de son carton, la glisse dans le magnétoscope, la rembobine, m’installe sur le canapé Chesterfield en cuir marron, les pieds dans le creux du canapé, les mains entre mes genoux, dans mon pyjama bleu en éponge. Après quelques secondes, le film commence.
 
Les vagues qui caressent la plage. Une typographie jaune écrit sur la mer : La Petite Sirène. Puis, un son étrange. Les harpes entament une musique dégringolante, qui nous fait plonger dans les profondeurs de la mer. Une voix de femme et un chœur entonnent une chanson. La petite sirène blonde, fine comme une sardine, à l’aube de la puberté, joue avec Fritz, son ami dauphin. Les coraux rouges, les oursins, les tortues de mer, une raie manta, un décor sous-marin luxuriant.
 
Quand une sirène grandit, elle doit regarder vers l’avenir. Elle sera bientôt une femme qui se prépare à aimer. Les jeux d’enfant, c’est du passé, son cœur devient plus fragile. Elle cherche, pour trouver l’amour éternel.
 
Comme je l’ai déjà compris, le grand amour ne viendra qu’une fois. Mais il sera merveilleux, je dois l’attendre. Une étoile dans le ciel le conduira vers moi.
 
Loin là-bas, j’ai entendu un cœur qui chante comme le mien. Sa mélodie d’amour, je la connais, je chante son harmonie. Je sais que cette voix me vient, d’un pays très loin de la mer. Et pourtant je la suivrai jusqu’au bout du monde.
 
Comme je l’ai déjà compris, le grand amour ne viendra qu’une fois. Mais il sera merveilleux, je dois l’attendre. Une étoile dans le ciel te conduira vers moi. 
 
La petite sirène, à la suite d’un naufrage, a sauvé la vie d’un prince. Elle l’a ramené à terre, sain et sauf. Dans cette épreuve, elle en est tombée amoureuse. Ne sachant comment rendre cet amour possible, en dernier recours, elle est allée voir la sorcière des mers, l’a implorée de trouver un moyen de rejoindre son prince, sur terre : elle l’aime, elle entend cette voix de l’amour, cette voix qui l’appelle, qui lui vient d’un pays très loin de la mer, cette voix qui la pousse à dépasser la peur immense de rencontrer la sorcière. La voix de la petite sirène est belle. Ce don attise la convoitise de la sorcière qui lui donnera des jambes en échange de sa voix. Elle ne pourra donc plus parler, mais pourra marcher, sur terre, vers son prince. Elle retrouvera sa voix si le prince l’épouse, s’il fait d’elle sa princesse. S’il en épouse une autre, elle retournera à la mer pour devenir écume.
 
La petite sirène, la vraie, celle qui meurt à la fin de l’histoire, rentre dans la chambre du prince. Il dort, à côté de sa femme, sa princesse. Il vient de se marier, d’en épouser une autre. Il a consommé dans cette chambre son union avec sa jeune épouse. La petite sirène tient un poignard entre les mains. Ses sœurs sont allées voir la sorcière des mers. Elles l’ont implorée de trouver un moyen, pour sauver leur jeune sœur. Elles ont échangé leurs belles chevelures contre ce poignard. Avant l’aube, la petite sirène devra l’enfoncer en plein centre du cœur du prince. Ses pieds devront baigner dans son sang et elle pourra redevenir sirène.
 
Le prince dort tranquillement. La petite sirène lève le poignard vers le ciel, au-dessus de lui. Elle ferme les yeux. Elle ne peut pas voir. Les sanglots montent. C’est au-delà du supportable. La mort du prince, son amour. Tuer de ses propres mains cet homme qu’elle aime, contre sa propre mort, pour sa vie à elle. Elle s’apprête, dans un élan désespéré, à planter le poignard dans le cœur du prince. Le poignard, le visage endormi du prince. Son visage reposé ne se doute de rien. Ses yeux à elle se crispent de douleur. Elle s’effondre sur le sol. Le poignard roule entre ses doigts et tombe sourdement sur le tapis, étouffé par le son de ses sanglots. Les larmes, ses mains sur le ventre, repliée sur elle-même, le regard perdu sur le sol. Elle respire la bouche ouverte.
 
La voix off. La voix intérieure de la petite sirène : Je ne peux pas. Je ne peux pas. Tout ce que je veux, c’est le bonheur du prince.
 
Elle se lève, regarde un instant l’homme dans son sommeil innocent. Elle embrasse alors le prince sur le front. Elle lui fait ses adieux. Elle récupère le poignard, referme sur son couple, sur lui, les voiles transparents de soie bleue du lit à baldaquin. Elle quitte la pièce, prend les escaliers vers le pont arrière supérieur du navire. Elle monte sur le bastingage de bois. Elle est prête à se jeter, à se rendre, à se remettre à  la mer, à mourir en elle pour se transformer en écume.
 
Elle regarde la mer. Sa voix intérieure dit : Je dois retourner à la mer, celle qui m’a vue naître, à laquelle j’appartiens. Seule la mort conservera pur et intact cet amour que je porte au prince. Quand je serai devenue écume, je pourrai peut-être encore servir mon prince. Même si son cœur n’a pu être mien, c’est quand même à cause de lui que j’ai appris ce qu’était l’amour. Je veux rester près de lui pour toujours. Même si ça doit être sous la forme d’écume. Adieu père ; adieu, grand-mère ; adieu mes sœurs. Je regrette, mais je ne serai pas au rendez-vous ce soir. Adieu, mon doux Fritz. Adieu, mon prince. Soyez heureux. 
 
Elle jette le poignard à  l’eau. Le poignard à la mer, il n’y a plus aucun espoir de vie pour elle. Le poignard prend feu au contact des flots. Une lumière rouge et flamboyante se fait et déchire la nuit. Cette lumière réveille le prince qui, d’un élan, court vers le pont supérieur comme attiré par un terrible pressentiment. Il voit celle qu’il appelle sa princesse des mers, debout sur le bastingage du bateau, prête à se jeter. Il pousse un cri : Princesse, attendez ! Princesse des mers ! Princesse des mers !
 
Elle entend sa voix. De ses yeux coulent des larmes. Dans un soupir, elle replie son visage d’un léger mouvement sur sa poitrine, comme pour se préparer à cette terrible mort qui l’attend, comme pour dire aussi au prince qu’elle le regrette mais qu’il est déjà trop tard. Puis sans retenue, déjà sans vie, elle se laisse tomber à la mer. Elle s’y abandonne la tête la première, les bras le long du corps. Le prince court pour la rattraper. Dans sa course, tout lui revient : c’est elle qui l’a sauvé de la noyade, c’est elle qu’il aurait dû épouser, c’est elle qu’il aime, il est passé à côté de l’amour de sa vie. Le prince regarde maintenant vers la mer, les larmes sur ses joues. Le soleil montre ses premiers rayons. L’aube. La petite sirène se transforme en écume.
 
Du noir, c’est la fin de l’enregistrement sur la cassette vidéo.